Repenser le possible: l'imagination, l'histoire, l'utopie
Repenser le possible : L’imagination, l’histoire, l’utopie
Colloque international organisé par Augustin Dumont et Marc-Antoine Dilhac
Université de Montréal - 23, 24 et 25 mai 2018
Cette activité scientifique de la Chaire de recherche du Canada en philosophie transcendantale s’effectue en collaboration avec le Projet ARC « Philosophie critique de l’à-venir » de l’Université de Namur et de l’Université Saint-Louis – Bruxelles. Elle est également soutenue par le Département de philosophie de l’Université de Montréal, le Conseil de la recherche en sciences humaines du Canada et le Fonds québécois de la recherche Société et Culture.
Introduite par Thomas More en 1516, la notion d’utopie a rapidement pénétré le champ de la littérature et de la philosophie. La double apparition de la problématique de l’utopie dans l’univers de la fiction et dans celui du savoir n’a toutefois été accompagnée d’aucune promotion à proprement parler. En effet, la référence à l’utopie a suscité, de la part des philosophes modernes et contemporains, davantage de réserve que d’adhésion. Il n’est pas exagéré de dire qu’une telle notion continue de faire difficulté aujourd’hui, 500 ans après la publication, par More, de sa fameuse Utopia. Pour autant, plusieurs philosophes lui ont donné ses lettres de noblesse et ont souligné l’importance de ce concept à la croisée des chemins entre philosophie de l’histoire et critique sociale. Ainsi par exemple, dans le contexte de l’Après-guerre, les travaux d’Ernst Bloch, du côté germanique, ou de Paul Ricœur, côté français, figurent à cet égard parmi les plus importants.
Le colloque se propose d’investiguer à nouveaux frais la problématique de l’utopie, d’une manière qui tranche par son originalité. En effet, loin de se contenter de faire l’histoire de la réception du concept d’utopie, le colloque entend inscrire ce dernier au cœur d’une démarche proprement philosophique, dont l’objectif est d’interroger notre rapport à l’avenir en général à partir d’une réflexion ouverte sur la notion de possible. Le contexte de crise que l’on traverse aujourd’hui (crise de la démocratie, crise économique, crise des religions, etc.) invite de manière plus pressante que jamais à revisiter l’utopie, un concept forgé à l’époque renaissante à partir du grec ou-topos, « ce qui est sans lieu », précisément dans le contexte d’une crise généralisée : ébranlement des certitudes médiévales par la découverte de l’Amérique, conflits sanglants entre catholiques et protestants, bouleversements artistiques, émergence d’un sentiment d’impuissance devant l’exercice du pouvoir politique, etc. Ce rapport entre la crise du sens, à la fois individuelle et propre au vivre-ensemble, et la nécessité de se projeter dans un avenir capable de rouvrir du possible, est très précisément ce que le concept d’utopie a jadis voulu problématiser. Il ne s’est donc pas naïvement proposé comme « solution » à la crise, voire comme simple pansement idéologique, contrairement à ce que suggère l’image d’Épinal.
L’objectif est ainsi de combler une lacune importante de la recherche actuelle. Qu’il s’agisse de philosophie de l’histoire, de philosophie politique ou d’analyses plus théoriques portant sur la temporalité ou encore l’acte d’imagination, la recherche en philosophie a généralement tendance à délaisser l’utopie. Cette dernière se voit souvent boutée au-dehors, dans la foulée de la méfiance habituelle à l’égard de la fiction, ou bien réduite à une sorte de version dégradée d’un imaginaire social dangereux et réifiant, voire franchement irrationnel. S’il n’est pas question d’ignorer les critiques très fortes dont la référence philosophique à l’utopie a pu être l’objet, s’il n’est pas non plus question de nier sa profonde ambiguïté, il serait tout aussi dommageable de ne pas interroger sa portée critique et de ne pas voir en l’utopie l’occasion d’une réflexion sur la puissance imaginative de la raison elle-même dans son exercice de compréhension de l’expérience humaine. En effet, nous chercherons à montrer que notre outillage rationnel, y compris chez certains des plus fervents défenseurs du rationalisme, ne nous permet de problématiser notre actualité, voire même de constituer notre expérience immédiate de l’« ici et maintenant », qu’à l’aide de l’« ailleurs », quitte à inventer un espace-temps dont l’impossibilité se veut précisément la pierre d’attente d’une réouverture du possible et d’un refus de toute forclusion de l’avenir.
Afin de revisiter avantageusement le pouvoir problématisant de l’utopie aujourd’hui, le colloque se propose de faire droit à la triple dimension interrogative qu’elle abrite : (1) la dimension spatio-temporelle de l’utopie ; (2) sa dimension imaginaire ; (3) son pouvoir critique. La conjonction de ces dimensions vise à faire de l’utopie une notion essentielle de la réflexion philosophique sur l’espace et le temps, de la philosophie de l’imagination et de la philosophie de l’histoire ouverte sur la critique sociale. Par là même, l’on cherchera à rendre ces différents registres paradigmatiques indissociables les uns des autres, tant ceux-ci ignorent souvent la fécondité de la ressource utopique tout en évoluant de manière souvent séparée. Par utopie, l’on entendra moins, dans ce qui suit, le genre littéraire, obéissant à un certain nombre de codes rhétoriques et contextuels depuis la Renaissance, que le problème philosophique d’une référence de la conscience subjective ou d’une collectivité à un ailleurs non seulement fictif mais en outre explicitement impossible, et néanmoins structurant (voire normatif) dans le champ de l’expérience actuelle. Le colloque n’en favorisera pas moins, bien entendu, le dialogue avec les études littéraires.
(1) L’utopie renvoie tout d’abord à la capacité propre aux individus et aux collectifs de se projeter, en mobilisant des ressources créatives, dans un avenir en totale rupture avec le présent et dans un lieu irréel. Ce premier axe se concentrera surtout sur la dimension subjective de ce rapport créatif à la spatialité et à la temporalité. L’on s’appuiera entre autres sur les principaux acquis de la philosophie allemande du temps, depuis la Critique de la raison pure de Kant jusqu’aux Leçons sur la phénoménologie de la conscience intime du temps de Husserl. Ces grandes analyses de la temporalité se caractérisent par leur souci de faire ressortir la dimension continue du temps vécu par le sujet. Celui-ci est toujours pris dans une trame, qui est celle du double travail, effectué dans le présent, de synthèse du passé et de projection vers l’avenir. Dans le langage de Husserl, on dira qu’il y a continuellement un passé tout juste retenu (la rétention) et un futur anticipé (la protention) au cœur même de ce qu’il nomme le présent vivant (lebendige Gegenwart), processus par lequel le sujet constitue le sens de son expérience. Le sujet a également la possibilité de viser de manière thématique, ou explicitement si l’on préfère, un moment du passé (le ressouvenir) ou du futur (l’anticipation). Ce temps vécu en première personne par le sujet fait l’objet de descriptions phénoménologiques très fouillées de la part de Husserl. Il en va de même de l’espace. Notre expérience de la spatialité est d’abord celle de la continuité : tout objet perçu se détache sur un fond diffus, que Husserl nomme un « halo », et qui renvoie à un espace potentiel. La conscience ne peut viser un objet, par la perception ou même par l’imagination, sans lui donner un contour et des formes, donc sans l’inscrire dans un espace déterminé, ce qui signifie qu’il y a toujours pour le sujet d’infinies déterminations possibles de l’espace.
Nous exploiterons les ressources de ces analyses de la spatio-temporalité en focalisant notre attention sur les moments où, a contrario de ce qui vient d’être rappelé, elles thématisent une forme de discontinuité. Car, du sublime kantien (Critique de la faculté de juger) à Husserl et Heidegger, les philosophes allemands ont également cherché, de manière souvent subtile, à penser les perturbations du flux continu du temps et de l’espace et à intégrer une dimension de heurt ou d’événementialité. Dans ce cadre, l’accent est mis sur la rupture de la continuité, l’interruption du tissage métronomique des rétentions et des protentions. Ces « discontinuités » de l’espace et du temps peuvent être pathologiques (rémanence d’un passé insoutenable, forclusion du présent sur un événement traumatisant etc.), mais elles peuvent aussi être liées à une volonté explicite de viser – et même de décrire ou de raconter – un état affectif, un objet, une situation, voire un « monde » à la fois délibérément impossibles et en même temps posés à l’horizon du sujet, comme quelque chose qui doit tout de même advenir, et qui en ce sens doit être possible.
La dimension de discontinuité est toujours le produit d’une crise du sens (psychique, intersubjective, culturelle, etc.), crise relayée au niveau des structures mêmes de l’espace et du temps. Une telle discontinuité nous intéressera seulement ici lorsque lui répond une activité créatrice du sujet et que, non contente d’exprimer un arrachement passivement vécu à la continuité de l’expérience, elle engage délibérément un rapport spécifique au futur, lequel est alors supposé orienter le présent par son impossibilité même. L’utopie consiste en effet en la visée d’un espace exclusivement virtuel, de même que le monde qu’elle décrit n’a jamais lieu et ne peut pas avoir lieu dans le temps. L’on se demandera si une telle projection dans un futur impossible est susceptible d’accroître le sens même de notre expérience actuelle de la spatio-temporalité. En effet, si le futur utopique est constitutivement impossible, il n’en attend pas moins du présent lui-même qu’il rende possible ici et maintenant l’impossible et réaménage l’expérience en fonction de ses exigences.
(2) L’imagination est évidemment au cœur de toute philosophie du possible. Il s’agira de l’aborder comme la principale ressource du pouvoir de projection propre à l’utopie. L’imagination a longtemps été vue comme cette « maîtresse d’erreur et de fausseté » dénoncée par Pascal, dans la droite ligne de la méfiance occidentale à son égard. Cependant, dans l’optique qui est la nôtre ici, l’imagination est d’abord et avant tout la « faculté du possible ». On se demandera si l’imagination, et tout particulièrement l’imagination utopique, permet d’intensifier l’expérience actuelle du monde, là même où elle se projette vers un monde absent. L’on gagne peut-être, en effet, à envisager l’utopie comme pouvoir de subversion de l’expérience sensitive et perceptive, mais aussi de la vie sociale et historique. Pour ce faire, nous nous appuierons sur certaines démarches philosophiques modernes et contemporaines qui, loin de réduire l’imagination à une activité infra-rationnelle voire irrationnelle, ont bien plutôt tenté d’inscrire l’imagination au cœur de la dynamique de la raison elle-même. Entre la phénoménologie de l’imagination et ses soubassements dans la philosophie de Kant, l’on cherchera donc des outils pour penser l’utopie comme une forme spécifique de projection imaginaire vers l’avenir, impliquant non seulement certains types d’actes de la conscience mais aussi un recours à la symbolique, à la discursivité ou au narratif. L’imagination utopique semble pouvoir constituer un modèle d’imagination discontinuiste : elle ne se contente pas de lier des unités discrètes de notre expérience dans le temps, mais confronte l’actualité à la possibilité d’un ailleurs irréalisable. L’impossibilité de l’utopie imaginée met en demeure l’actualité d’être autre que ce qu’elle est.
(3) Le troisième axe du colloque consiste à investiguer la puissance mais aussi les limites du recours à l’utopie en matière de critique sociale, dans le contexte de notre modernité. On cherche ici à envisager les choses sous l’angle de la philosophie de l’histoire et de la culture, mais aussi à réfléchir aux aspects éthiques et politiques, voire institutionnels, de la mobilisation de l’utopie dans différents contextes d’imaginaires sociaux. L’expérience de la « crise » (politique, sociale, économique, artistique, etc.) est souvent perçue, dans les sciences humaines, comme le propre de la modernité (cf. par exemple les travaux de Gérard Raulet), le processus par lequel cette dernière prendrait conscience d’elle-même et se confronterait aux apories de sa référence ambiguë au « progrès ». L’expérience de la crise incarne, au plan social-historique, cette discontinuité que l’on a d’abord thématisée en regard de l’espace-temps et de l’imagination. S’il n’y a de projet moderne que dans la référence à la crise, ce n’est pas là une situation qui l’exempterait de l’exercice de l’autocritique, bien au contraire, puisque l’une et l’autre sont intimement corrélées dès le départ : la crise est toujours l’occasion d’un exercice renouvelé de la réflexivité de l’humain et de ses facultés critiques. Or, c’est là à la fois la force et la faiblesse de la modernité, comme l’a souligné Ricœur. Ce dernier était ainsi amené à opposer idéologie et utopie tout en soulignant leur dangereuse proximité. En effet, lorsqu’une épreuve de discontinuité radicale vient ébranler un ou plusieurs aspects de la vie moderne, les ressources du sujet et des collectifs peuvent être en effet soit mises au service d’une continuation forcée du sens, au risque d’une restriction du champ d’expérience, voire d’une intégration forcée de tout événement individuel, social ou culturel à celui-ci (idéologie), soit se faire puissance de subversion par la génération d’un horizon d’attente capable de rouvrir du sens (utopie). Dans les deux cas, la créativité de l’imagination est mise au service de l’« ici et maintenant ». Cependant, dans le cas de l’idéologie, toutes les ressources du sujet et des collectifs sont arrimées de force à une explication univoque de la crise, offrant ainsi aux acteurs un réservoir de significations immédiatement disponibles permettant de combler la discontinuité. L’utopie renvoie alors, par contrepoint, à un usage sain quoique toujours précaire de l’imagination. Sans combler le caractère énigmatique de notre expérience moderne de la liberté par un sens prêt à l’usage, l’utopie cherche d’abord à reconnaître la discontinuité du sens pour ce qu’elle est, à savoir l’occasion pratique d’une nouvelle problématisation de notre liberté, ce qui implique de respecter la plurivocité du réel et le jeu ouvert des perspectives explicatives. C’est précisément pour ne pas surdéterminer l’expérience actuelle de la crise que l’on pourra projeter un monde idéal impossible, délibérément à l’écart de l’actualité mais impliquant un nouvel investissement de l’« ici et maintenant ».
